Eh ! bien ?
novembre 20, 2008

Eh ! bien ?
Le comte de Soulanges semblait ne rien comprendre à ce discours.
– Ah çà ! j’espère maintenant, reprit le colonel, que vous me direz si vous connaissez une charmante petite femme assise au pied d’un candélabre…
A ces mots, les yeux du comte s’animèrent, il saisit avec une violence inouïe la main du colonel : – Mon cher général, lui dit-il d’une voix sensiblement altérée, si un autre que vous me faisait cette question, je lui fendrais le crâne avec cette masse d’or. Laissez-moi, je vous en supplie. J’ai plus envie, ce soir, de me brûler la cervelle, que… Je hais tout ce que je vois. Aussi, vais-je partir. Cette joie, cette musique, ces visages stupides qui rient m’assassinent.
– Mon pauvre ami, reprit d’une voix douce Montcornet en frappant amicalement dans la main de Soulanges, vous êtes passionné ! Que diriez-vous donc si je vous apprenais que Martial songe si peu à madame de Vaudremont, qu’il s’est épris de cette petite dame ?
– S’il lui parle, s’écria Soulanges en bégayant de fureur, je le rendrai aussi plat que son portefeuille, quand même le fat serait dans le giron de l’empereur.
Et le comte tomba comme anéanti sur la causeuse vers laquelle le colonel l’avait mené. Ce dernier se retira lentement, il s’aperçut que Soulanges était en proie à une colère trop violente pour que des plaisanteries ou les soins d’une amitié superficielle pussent le calmer. Quand le colonel Montcornet rentra dans le grand salon de danse, madame de Vaudremont fut la première personne qui s’offrit à ses regards, et il remarqua sur sa figure, ordinairement si calme, quelques traces d’une agitation mal déguisée.

Eh ! bien, dînons, répondit le Président
novembre 18, 2008

– Eh ! bien, dînons, répondit le Président Grandville. Un dévot m’effraie ; mais je ne sais personne de gai comme un homme vraiment pieux ! » Et nous nous rendîmes au salon. Le dîner fut charmant. Les hommes réellement instruits, les politiques à qui les affaires donnent et une expérience consommée et l’habitude de la parole, sont d’adorables conteurs, quand ils savent conter. Il n’est pas de milieu pour eux, ou ils sont lourds, ou ils sont sublimes. A ce charmant jeu, le prince de Metternich est aussi fort que Charles Nodier. Taillée à facettes comme le diamant, la plaisanterie des hommes d’Etat est nette, étincelante et pleine de sens. Sûr de l’observation des convenances au milieu de ces trois hommes supérieurs, mon oncle permit à son esprit de se déployer, esprit délicat, d’une douceur pénétrante, et fin comme celui de tous les gens habitués à cacher leurs pensées sous la robe. Comptez aussi qu’il n’y eut rien de vulgaire ni d’oiseux dans cette causerie que je comparerais volontiers, comme effet sur l’âme, à la musique de Rossini. L’abbé Gaudron était, comme le dit monsieur Grandville, un saint Pierre plutôt qu’un saint Paul, un paysan plein de foi, carré de base comme de hauteur, un bœuf sacerdotal dont l’ignorance, en fait de monde et de littérature, anima la conversation par des étonnements naïfs et par des interrogations imprévues. On finit par causer d’une des plaies inhérentes à l’état social et qui vient de nous occuper, de l’adultère ! Mon oncle fit observer la contradiction que les législateurs du Code, encore sous le coup des orages révolutionnaires, y avaient établie entre la loi civile et la loi religieuse, et d’où, selon lui, venait tout le mal. – « Pour l’église, dit-il, l’adultère est un crime ; pour vos tribunaux, ce n’est qu’un délit.

Quoique svelte, Honorine n’était pas maigre
novembre 18, 2008

Quoique svelte, Honorine n’était pas maigre, et ses formes me semblèrent être de celles qui réveillent encore l’amour quand il se croit épuisé. Elle méritait bien l’épithète de mignonne, car elle appartenait à ce genre de petites femmes souples qui se laissent prendre, flatter, quitter et reprendre comme des chattes. Ses petits pieds que j’entendis sur le sable y faisaient un bruit léger qui leur était propre et qui s’harmoniait au bruissement de la robe ; il en résultait une musique féminine qui se gravait dans le cœur et devait se distinguer entre la démarche de mille femmes. Son port rappelait tous ses quartiers de noblesse avec tant de fierté, que dans les rues les prolétaires les plus audacieux devaient se ranger pour elle. Gaie, tendre, fière et imposante, on ne la comprenait pas autrement que douée de ces qualités qui semblent s’exclure, et qui la laissaient néanmoins enfant. Mais l’enfant pouvait devenir forte comme l’ange ; et, comme l’ange, une fois blessée dans sa nature, elle devait être implacable. La froideur sur ce visage était sans doute la mort pour ceux à qui ses yeux avaient souri, pour qui ses lèvres s’étaient dénouées, pour ceux dont l’âme avait accueilli la mélodie de cette voix qui donnait à la parole la poésie du chant par des accentuations particulières. En sentant le parfum de violette qu’elle exhalait, je compris comment le souvenir de cette femme avait cloué le comte au seuil de la Débauche, et comme on ne pouvait jamais oublier celle qui vraiment était une fleur pour le toucher, une fleur pour le regard, une fleur pour l’odorat, une fleur céleste pour l’âme… Honorine inspirait le dévouement, un dévouement chevaleresque et sans récompense. On se disait en la voyant : « Pensez, je devinerai ; parlez, j’obéirai.

La tapisserie
novembre 18, 2008

La tapisserie, faite comme doit la faire une ouvrière qui veut gagner sa vie, est une cause de pulmonie ou de déviation de l’épine dorsale. La gravure des planches de musique est un des travaux les plus tyranniques par sa minutie, par le soin, par la compréhension qu’il exige. La couture, la broderie ne donnent pas trente sous par jour. Mais la fabrication des fleurs et celle des modes nécessitent une multitude de mouvements, de gestes, des idées même qui laissent une jolie femme dans sa sphère : elle est encore elle-même, elle peut causer, rire, chanter ou penser. Certes, il y avait un sentiment de l’art dans la manière dont la comtesse disposait sur une longue table de sapin jaune les myriades de pétales colorés qui servaient à composer les fleurs qu’elle avait décidées. Les godets à couleur étaient en porcelaine blanche, et toujours propres, rangés de façon à permettre à l’oeil de trouver aussitôt la nuance voulue dans la gamme des tons. La noble artiste économisait ainsi son temps. Un joli meuble d’ébène, incrusté d’ivoire, aux cent tiroirs vénitiens, contenait les matrices d’acier avec lesquelles elle frappait ses feuilles ou certains pétales. Un magnifique bol japonais contenait la colle qu’elle ne laissait jamais aigrir, et auquel elle avait fait adapter un couvercle à charnière, si léger, si mobile qu’elle le soulevait du bout du doigt. Le fil d’archal, le laiton se cachaient dans un petit tiroir de sa table de travail, devant elle. Sous ses yeux, s’élevait, dans un verre de Venise, épanoui comme un calice sur sa tige, le modèle vivant de la fleur avec laquelle elle essayait de lutter. Elle se passionnait pour les chefs-d’œuvre, elle abordait les ouvrages les plus difficiles, les grappes, les corolles les plus menues, les bruyères, les nectaires aux nuances les plus capricieuses.

Quant aux hommes
novembre 17, 2008

Quant aux hommes, ils eussent éteint les flambeaux de l’amour, tant leurs figures étaient froides et tristement résignées ; ils avaient tous cet âge où l’homme est maussade et chagrin, où sa sensibilité ne s’exerce plus qu’à table et ne s’attache qu’aux choses qui concernent le bien-être. L’égoïsme religieux avait desséché ces cœurs voués au devoir et retranchés derrière la pratique. De silencieuses séances de jeu les occupaient presque toute la soirée. Les deux petites, mises comme au ban de ce sanhédrin qui maintenait la sévérité maternelle, se surprenaient à haïr ces désolants personnages aux yeux creux, aux figures refrognées.
Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement une seule figure d’homme, celle d’un maître de musique. Les confesseurs avaient décidé que la musique était un art chrétien, né dans l’Eglise catholique et développé par elle. an permit donc aux deux petites filles d’apprendre la musique. Une demoiselle à lunettes, qui montrait le solfége et le piano dans un couvent voisin, les fatigua d’exercices. Mais quand l’aînée de ses filles atteignit dix ans, le compte de Granville démontra la nécessité de prendre un maître. Madame de Granville donna toute la valeur d’une conjugale obéissance à cette concession nécessaire : il est dans l’esprit des dévotes de se faire un mérite des devoirs accomplis. Le maître fut un Allemand catholique, un de ces hommes nés vieux, qui auront toujours cinquante ans, même à quatre-vingts. Sa figure creusée, ridée, brune, conservait quelque chose d’enfantin et de naïf dans ses fonds noirs. Le bleu de l’innocence animait ses yeux et le gai sourire du printemps habitait ses lèvres. Ses vieux cheveux gris, arrangés naturellement comme ceux de Jésus-Christ, ajoutaient à son air extatique je ne sais quoi de solennel qui trompait sur son caractère : il eût fait une sottise avec la plus exemplaire gravité.

Dès que les mères de famille
novembre 17, 2008

Dès que les mères de famille apprirent que la comtesse de Granville avait trouvé pour ses filles un maître de musique, toutes demandèrent son nom et son adresse. Schmuke eut trente maisons dans le Marais Son succès tardif se manifesta par des souliers à boucles d’acier bronzé, fourrés de semelles en crin, et par du linge plus souvent renouvelé. Sa gaieté d’ingénu, long-temps comprimée par une noble et décente misère, reparut. Il laissa échapper de petites phrases spirituelles comme : « Mesdemoiselles, les chats ont mangé la crotte dans Paris cette nuit » quand pendant la nuit la gelée avait séché les rues ; boueuses la veille ; mais il les disait en patois germanico-gallique : Montemisselle, lé chas honte manché lâ grôttenne tan Bâri sti nouitte ! Satisfait d’apporter à ces deux anges cette espèce de vergis mein nicht choisi parmi les fleurs de son esprit, il prenait, en l’offrant, un air fin et spirituel qui désarmait la raillerie. Il était si heureux de faire éclore le rire sur les lèvres de ses deux écolières, dont la malheureuse vie avait été pénétrée par lui, qu’il se fût rendu ridicule exprès, s’il ne l’eût pas été naturellement ; mais son cœur eût renouvelé les vulgarités les plus populaires ; il eût, suivant une belle expression de feu Saint-Martin, doré de la houe avec son céleste sourire. D’après une des plus nobles idées de l’éducation religieuse, les deux Marie reconduisaient leur maître avec respect jusqu’à la porte de l’appartement. Là, les deux pauvres filles lui disaient quelques douces phrases, heureuses de rendre cet homme heureux : elles ne pouvaient se montrer femmes que pour lui ! Jusqu’à leur mariage, la musique devint donc pour elles une autre vie dans la vie, de même que le paysan russe prend, dit-on, ses rêves pour la réalité, sa vie pour un mauvais sommeil.

Dans leur désir de se défendre
novembre 17, 2008

Dans leur désir de se défendre contre les petitesses qui menaçaient de les envahir, contre les dévorantes idées ascétiques, elles se jetèrent dans les difficultés de l’art musical à s’y briser. La Mélodie, l’harmonie, la Composition, ces trois filles du ciel dont le chœur fut mené par ce vieux Faune catholique ivre de musique, les récompensèrent de leurs travaux et leur firent un rempart de leurs danses aériennes. Mozart, Beethoven, Haydn, Paësiello, Cimarosa, Hummel et les génies secondaires développèrent en elles mille sentiments qui ne dépassèrent pas la chaste enceinte de leurs cœurs voilés, mais qui pénétrèrent dans la Création où elles volèrent à toutes ailes. Quand elles avaient exécuté quelques morceaux en atteignant à la perfection elles se serraient les mains et s’embrassaient en proie à une vive extase. Leur vieux maître les appelait ses Saintes-Céciles.
Les deux Marie n’allèrent au bal qu’à l’âge de seize ans, et quatre fois seulement par année, dans quelques maisons choisies. Elles ne quittaient les côtés de leur mère que munies d’instructions sur la conduite à suivre avec leurs danseurs, et si sévères qu’elles ne pouvaient répondre que oui ou non à leurs partenaires. L’oeil de la comtesse n’abandonnait point ses filles et semblait deviner les paroles au seul mouvement des lèvres. Les pauvres petites avaient des toilettes de bal irréprochables, des robes de mousseline montant jusqu’au menton, avec une infinité de ruches excessivement fournies, et des manches longues. En tenant leurs grâce comprimées et leurs beautés voilées, cette toilette leur donnait une vague ressemblance avec les gaînes égyptiennes ; néanmoins il sortait de ces blocs de coton deux figures délicieuses de mélancolie.

Les plus jolis pieds
novembre 17, 2008

Les plus jolis pieds tendus pour la danse, les tailles abandonnées dans les bras de la valse, stimulaient l’attention des plus indifférents. Les bruissements des plus douces voix, le frôlement des robes, les murmures de la danse, les chocs de la valse accompagnaient fantastiquement la musique. La baguette d’une fée semblait avoir ordonné cette sorcellerie étouffante, cette mélodie de parfums, ces lumières irisées dans les cristaux où pétillaient les bougies, ces tableaux multipliés par les glaces. Cette assemblée des plus jolies femmes et des plus jolies toilettes se détachait sur la masse noire des hommes, où se remarquaient les profils élégants, fins, corrects des nobles, les moustaches fauves et les figures graves des Anglais, les visages gracieux de l’aristocratie française. Tous les ordres de l’Europe scintillaient sur les poitrines, pendus au cou, en sautoir, ou tombant à la hanche. En examinant ce monde, il ne présentait pas seulement les brillantes couleurs de la parure, il avait une âme, il vivait, il pensait, il sentait. Des passions cachées lui donnaient une physionomie : vous eussiez surpris des regards malicieux échangés, de blanches jeunes filles étourdies et curieuses trahissant un désir, des femmes jalouses se confiant des méchancetés dites sous l’éventail, ou se faisant des compliments exagérés. La Société parée, frisée, musquée, se laissait aller à une folie de fête qui portait au cerveau comme une fumée capiteuse.

J’ai seulement pensé
novembre 17, 2008

J’ai seulement pensé que Schmuke, notre vieux maître, peut nous être très utile en cette circonstance : il les signerait. En joignant à ces quatre valeurs une lettre par laquelle tu garantiras leur paiement à madame de Nucingen, elle te remettra demain l’argent. Fais tout par toi-même, ne te fie à personne. J’ai pensé que Schmuke n’aurait aucune objection à t’opposer. Pour dérouter les soupçons, j’ai dit que tu voulais obliger notre ancien maître de musique, un Allemand dans le malheur. J’ai donc pu demander le plus profond secret.
– Tu as de l’esprit comme un ange ! Pourvu que la baronne de Nucingen n’en cause qu’après avoir donné l’argent, dit la comtesse en levant les yeux comme pour implorer Dieu, quoiqu’à l’Opéra.
– Schmuke demeure dans la petite rue de Nevers, sur le quai Conti ne l’oublie pas, vas-y toi-même.
– Merci, dit la comtesse en serrant la main de sa sœur. Ah ! je donnerais dix ans de ma vie….
– A prendre dans ta vieillesse.
– Pour faire à jamais cesser de pareilles angoisses, dit la comtesse en souriant de l’interruption.
Toutes les personnes qui lorgnaient en ce moment les deux sœurs pouvaient les croire occupées de frivolités en admirant leurs rires ingénus ; mais un de ces oisifs qui viennent à l’Opéra plus pour espionner les toilettes et les figures que par plaisir, aurait pu deviner le secret de la comtesse en remarquant la violente sensation qui éteignit la joie de ces deux charmantes physionomies.

La pipe
novembre 17, 2008

La pipe avait brûlé la table çà et là. Le chat et la tête de Schmuke avaient graissé le velours d’Utrecht vert des deux fauteuils, de manière à lui ôter sa rudesse. Sans la splendide queue de ce chat, qui faisait en partie le ménage, jamais les places libres sur la commode ou sur le piano n’eussent été nettoyées. Dans un coin se tenaient les souliers, qui voudraient un dénombrement épique. Les dessus de la commode et du piano étaient encombrés de livres de musique, à dos rongés, éventrés, à coins blanchis, émoussés, où le carton montrait ses mille feuilles. Le long des murs étaient collées avec des pains à cacheter les adresses des écolières. Le nombre de pains sans papiers indiquait les adresses défuntes. Sur le papier se lisaient des calculs faits à la craie. La
commode était ornée de cruchons de bière bus la veille, lesquels paraissaient neufs et brillants au milieu de ces vieilleries et des paperasses. L’hygiène était représentée par un pot à eau couronné d’une serviette, et un morceau de savon vulgaire, blanc pailleté de bleu qui humectait le bois de rose en plusieurs endroits. Deux chapeaux également vieux étaient accrochés à un porte-manteau d’où pendait le même carrick bleu à trois collets que la comtesse avait toujours vu à Schmuke. Au bas de la fenêtre étaient trois pots de fleurs, des fleurs allemandes sans doute, et tout auprès une canne de houx. Quoique la vue et l’odorat de la comtesse fussent désagréablement affectés, le sourire et le regard de Schmuke lui cachèrent ces misères sous de célestes rayons qui firent resplendir les teintes blondes, et vivifièrent ce chaos. L’âme de cet homme divin, qui connaissait et révélait tant de choses divines, scintillait comme un soleil.