Les débats
novembre 20, 2008

Les débats m’apprirent que la belle Hollandaise se nommait en effet Sara Van Gobseck. Lorsque je lui demandai par quelle bizarrerie sa petite nièce portait son nom : – Les femmes ne se sont jamais mariées dans notre famille, me répondit-il en souriant. Cet homme singulier n’avait jamais voulu voir une seule personne des quatre générations femelles où se trouvaient ses parents. Il abhorrait ses héritiers et ne concevait pas que sa fortune pût jamais être possédée par d’autres que lui, même après sa mort. Sa mère l’avait embarqué dès l’âge de dix ans en qualité de mousse pour les possessions hollandaises dans les grandes Indes, où il avait roulé pendant vingt années. Aussi les rides de son front jaunâtre gardaient elles les secrets d’événements horribles, de terreurs soudaines, de hasards inespérés, de traverses romanesques, de joies infinies : la faim supportée, l’amour foulé aux pieds, la fortune compromise, perdue, retrouvée, la vie maintes fois en danger, et sauvée peut-être par ces déterminations dont la rapide urgence excuse la cruauté. Il avait connu M. de Lally, M. de Kergarouët, M. d’Estaing, le bailli de Suffren, M. de Portenduère, lord Cornwallis, lord Hastings, le père de Tippo-Saeb et Tippo-Saeb lui-même. Ce Savoyard, qui servit Madhadjy-Sindiah, le roi de Delhy, et contribua tant à fonder la puissance des Marhattes, avait fait des affaires avec lui. Il avait eu des relations avec Victor Hughes et plusieurs célèbres corsaires, car il avait long-temps séjourné à Saint-Thomas. Il avait si bien tout tenté pour faire fortune qu’il avait essayé de découvrir l’or de cette tribu de sauvages si célèbres aux environs de Buenos-Ayres. Enfin il n’était étranger à aucun des événements de la guerre de l’indépendance américaine.

Le comte me remercia
novembre 20, 2008

Le comte me remercia par un bienveillant sourire. Après un débat dans lequel l’adresse et l’avidité de Gobseck auraient mis en défaut toute la diplomatie d’un congrès, je préparai un acte par lequel le comte reconnut avoir reçu de l’usurier une somme de quatre-vingt-cinq mille francs, intérêts compris, et moyennant la reddition de laquelle Gobseck s’engageait à remettre les diamants au comte. – Quelle dilapidation ! s’écria le mari en signant. Comment jeter un pont sur cet abîme ? – Monsieur, dit gravement Gobseck, avez-vous beaucoup d’enfants ? Cette demande fit tressaillir le comte comme si semblable à un savant médecin, l’usurier eût mis tout à coup le doigt sur le siège du mal. Le mari ne répondit pas. – Eh ! bien reprit Gobseck en comprenant le douloureux silence du comte, je sais votre histoire par cœur. Cette femme est un démon que vous aimez peut-être encore ; je le crois bien, elle m’a ému. Peut-être voudriez-vous sauver votre fortune, la réserver à un ou deux de vos enfants. Eh ! bien jetez-vous dans le tourbillon du monde, jouez, perdez cette fortune, venez trouver souvent Gobseck. Le monde dira que je suis un juif, un arabe, un usurier, un corsaire, que je vous aurai ruiné ! Je m’en moque ! Si l’on m’insulte, je mets mon homme à bas, personne ne tire aussi bien le pistolet et l’épée que votre serviteur. On le sait ! Puis ayez un ami, si vous pouvez en rencontrer un auquel vous ferez une vente simulée de vos biens. – N’appelez-vous pas cela un fidéicommis ? me demanda-t-il en se tournant vers moi. Le comte parut entièrement absorbé dans ses pensées et nous quitta en nous disant : – Vous aurez votre argent demain, monsieur, tenez les diamants prêts. – Ça m’a l’air d’être bête comme un honnête homme, me dit froidement Gobseck quand le comte fut parti.

Ses associés
novembre 17, 2008

Ses associés, Massol et du Tillet, accédèrent si complaisamment à sa demande, qu’il les trouva les meilleurs enfants du monde. Sans ce secours, la vie eût été impossible à Raoul ; elle devint d’ailleurs si rude, quoique mélangée par les plaisirs les plus délicats de l’amour idéal, que beaucoup de gens, même les mieux constitués, n’eussent pu suffire à de telles dissipations. Une passion violente et heureuse prend déjà beaucoup de place dans une existence ordinaire ; mais quand elle s’attaque à une femme posée comme madame de Vandenesse, elle devait dévorer la vie d’un homme occupé comme Raoul. Voici les obligations que sa passion inscrivait avant toutes les autres. Il lui fallait se trouver presque chaque jour à cheval au bois de Boulogne, entre deux et trois heures, dans la tenue du plus fainéant gentleman. Il apprenait là dans quelle maison, à quel théâtre il reverrait, le soir, madame de Vandenesse. Il ne quittait les salons que vers minuit, après avoir happé quelques phrases long-temps attendues, quelques bribes de tendresse dérobées sous la table, entre deux portes, ou en montant en voiture. La plupart du temps, Marie, qui l’avait lancé dans le grand monde, le faisait inviter à dîner dans certaines maisons où elle allait. N’était-ce pas tout simple ? Par orgueil, entraîné par sa passion, Raoul n’osait parler de ses travaux. Il devait obéir aux volontés les plus capricieuses de cette innocente souveraine, et suivre les débats parlementaires, le torrent de la politique, veiller à la direction du journal, et mettre en scène deux pièces dont les recettes étaient indispensables. Il suffisait que madame de Vandenesse fit une petite moue quand il voulait se dispenser d’être à un bal, à un concert, à une promenade, pour qu’il sacrifiât ses intérêts à son plaisir.

Raoul ne regretta plus les tourments de sa vie
novembre 17, 2008

Raoul ne regretta plus les tourments de sa vie enragée, que Marie devait oublier au feu de son premier désir, comme toutes les femmes qui ne voient pas à toute heure les terribles débats de ces existences exceptionnelles. En proie à cette admiration reconnaissante qui distingue la passion de la femme, Marie courait d’un pas délibéré, leste, sur le sable fin d’une contre-allée, disant, comme Raoul, peu de paroles, mais senties et portant coup. Le ciel était pur, les gros arbres bourgeonnaient, et quelques pointes vertes animaient déjà leurs mille pinceaux bruns. Les arbustes, les bouleaux, les saules, les peupliers, montraient leur premier, leur tendre feuillage encore diaphane. Aucune âme ne résiste à de pareilles harmonies. L’amour expliquait la Nature à la comtesse comme il lui avait expliqué la Société.
– Je voudrais que vous n’eussiez jamais aimé que moi ! dit-elle.
– Votre vœu est réalisé, répondit Raoul. Nous nous sommes révélé l’un à l’autre le véritable amour.
Il disait vrai. En se posant devant ce jeune cœur en homme pur, Raoul s’était pris à ses phrases panachées de beaux sentiments. D’abord purement spéculatrice et vaniteuse, sa passion était devenue sincère. Il avait commencé par mentir, il finissait par dire vrai. Il y a d’ailleurs chez tout écrivain un sentiment difficilement étouffé qui le porte à l’admiration du beau moral. Enfin, à force de faire des sacrifices, un homme s’intéresse à l’être qui les exige. Les femmes du monde, de même que les courtisanes, ont l’instinct de cette vérité ; peut-être même la pratiquent-elles sans la connaître. Aussi la comtesse, après son premier élan de reconnaissance et de surprise, fut-elle charmée d’avoir inspiré tant de sacrifices, d’avoir fait surmonter tant de difficultés.