L’aventure retracée
novembre 20, 2008

L’aventure retracée par cette Scène se passa vers la fin du mois de novembre 1809, moment où le fugitif empire de Napoléon atteignit à l’apogée de sa splendeur. Les fanfares de la victoire de Wagram retentissaient encore au cœur de la monarchie autrichienne. La paix se signait entre la France et la Coalition. Les rois et les princes vinrent alors, comme des astres, accomplir leurs évolutions autour de Napoléon qui se donna le plaisir d’entraîner l’Europe à sa suite, magnifique essai de la puissance qu’il déploya plus tard à Dresde.
Jamais, au dire des contemporains, Paris ne vit de plus belles fêtes que celles qui précédèrent et suivirent le mariage de ce souverain avec une archiduchesse d’Autriche ; jamais aux plus grands jours de l’ancienne monarchie autant de têtes couronnées ne se pressèrent sur les rives de la Seine, et jamais l’aristocratie française ne fut aussi riche ni aussi brillante qu’alors. Les diamants répandus à profusion sur les parures, les broderies d’or et d’argent des uniformes contrastaient si bien avec l’indigence républicaine, qu’il semblait voir les richesses du globe roulant dans les salons de Paris. Une ivresse générale avait comme saisi cet empire d’un jour. Tous les militaires, sans en excepter leur chef, jouissaient en parvenus des trésors conquis par un million d’hommes à épaulettes de laine dont les exigences étaient satisfaites avec quelques aunes de ruban rouge. A cette époque, la plupart des femmes affichaient cette aisance de mœurs et ce relâchement de morale qui signalèrent le règne de Louis XV. Soit pour imiter le ton de la monarchie écroulée, soit que certains membres de la famille impériale eussent donné l’exemple, ainsi que le prétendaient les frondeurs du faubourg Saint-Germain, il est certain que, hommes et femmes, tous se précipitaient dans le plaisir avec une intrépidité qui semblait présager la fin du monde.

Mais il existait alors une autre raison
novembre 20, 2008

Mais il existait alors une autre raison de cette licence. L’engouement des femmes pour les militaires devint comme une frénésie et concorda trop bien aux vues de l’empereur, pour qu’il y mît un frein. Les fréquentes prises d’armes qui firent ressembler tous les traités conclus entre l’Europe et Napoléon à des armistices, exposaient les passions à des dénoûments aussi rapides que les décisions du chef suprême de ces kolbacs, de ces dolmans et de ces aiguillettes qui plurent tant au beau sexe. Les cœurs furent donc alors nomades comme les régiments. D’un premier à un cinquième bulletin de la Grande-Armée, une femme pouvait être successivement amante, épouse, mère et veuve. Etait-ce la perspective d’un prochain veuvage, celle d’une dotation, ou l’espoir de porter un nom promis à l’Histoire, qui rendirent les militaires si séduisants ? Les femmes furent-elles entraînées vers eux par la certitude que le secret de leurs passions serait enterré sur les champs de bataille, ou doit-on chercher la cause de ce doux fanatisme dans le noble attrait que le courage a pour elles ? peut-être ces raisons, que l’historien futur des mœurs impériales s’amusera sans doute à peser, entraient-elles toutes pour quelque chose dans leur facile promptitude à se livrer aux amours. Quoi qu’il en puisse être, avouons-le-nous ici : les lauriers couvrirent alors bien des fautes, les femmes recherchèrent avec ardeur ces hardis aventuriers qui leur paraissaient de véritables sources d’honneurs, de richesses ou de plaisirs, et aux yeux des jeunes filles une épaulette cet hiéroglyphe futur, signifia bonheur et liberté. Un trait de cette époque unique dans nos annales et qui la caractérise, fut une passion effrénée pour tout ce qui brillait : jamais on ne donna tant de feux d’artifice, jamais le diamant n’atteignit à une si grande valeur.

Les hommes aussi avides que les femmes
novembre 20, 2008

Les hommes aussi avides que les femmes de ces cailloux blancs s’en paraient comme elles. Peut-être l’obligation de mettre le butin sous la forme la plus facile à transporter mit-elle les joyaux en honneur dans l’armée. Un homme n’était pas aussi ridicule qu’il le serait aujourd’hui, quand le jabot de sa chemise ou ses doigts offraient aux regards de gros diamants. Murat, homme tout oriental, donna l’exemple d’un luxe absurde chez les militaires modernes.
Le comte de Gondreville, l’un des Lucullus de ce Sénat Conservateur qui ne conserva rien, n’avait retardé sa fête en l’honneur de la paix que pour mieux faire sa cour à Napoléon en s’efforçant d’éclipser les flatteurs par lesquels il avait été prévenu. Les ambassadeurs de toutes les puissances amies de la France sous bénéfice d’inventaire, les personnages les plus importants de l’Empire, quelques princes même, étaient en ce moment réunis dans les salons de l’opulent sénateur. La danse languissait, chacun attendait l’empereur dont la présence était promise par le comte. Napoléon aurait tenu parole sans la scène qui éclata le soir même entre Joséphine et lui, scène qui révéla le prochain divorce de ces augustes époux. La nouvelle de cette aventure, alors tenue fort secrète, mais que l’histoire recueillait, ne parvint pas aux oreilles des courtisans, et n’influa pas autrement que par l’absence de Napoléon sur la gaieté de la fête du comte de Gondreville. Les plus jolies femmes de Paris, empressées de se rendre chez lui sur la foi du ouï-dire, y faisaient en ce moment assaut de luxe, de coquetterie, de parure et de beauté. Orgueilleuse de ses richesses, la banque y défiait ces éclatants généraux et ces grands-officiers de l’empire nouvellement gorgés de croix, de titres et de décorations.

Ne vois-tu pas trois rangées
novembre 20, 2008

Ne vois-tu pas trois rangées des plus intrépides coquettes de Paris entre elle et l’essaim de danseurs qui bourdonne sous le lustre, et ne t’a-t-il pas fallu l’aide de ton lorgnon pour la découvrir à l’angle de cette colonne où elle semble enterrée dans l’obscurité malgré les bougies qui brillent au-dessus de sa tête ? Entre elle et nous, tant de diamants et tant de regards scintillent, tant de plumes flottent, tant de dentelles, de fleurs et de tresses ondoient, que ce serait un vrai miracle si quelque danseur pouvait l’apercevoir au milieu de ces astres. Comment, Martial, tu n’as pas deviné la femme de quelque sous-préfet de la Lippe ou de la Dyle qui vient essayer de faire un préfet de son mari ?
– Oh ! il le sera, dit vivement le maître des requêtes.
– J’en doute, reprit le colonel de cuirassiers en riant, elle paraît aussi neuve en intrigue que tu l’es en diplomatie. Je gage, Martial, que tu ne sais pas comment elle se trouve là.
Le maître des requêtes regarda le colonel des cuirassiers de la garde d’un air qui décelait autant de dédain que de curiosité.
– Eh bien ! dit Montcornet en continuant, elle sera sans doute arrivée à neuf heures précises, la première, peut-être, et probablement aura fort embarrassé la comtesse de Gondreville, qui ne sait pas coudre deux idées. Rebutée par la dame du logis, repoussée de chaise en chaise par chaque nouvelle arrivée jusque dans les ténèbres de ce petit coin, elle s’y sera laissé enfermer, victime de la jalousie de ces dames, qui n’auront pas demandé mieux que d’ensevelir ainsi cette dangereuse figure.

Madame de Vaudremont
novembre 20, 2008

Madame de Vaudremont te regarde depuis quelques minutes avec une attention désespérante, elle est femme à deviner au mouvement seul de tes lèvres ce que tu me dirais, nos yeux n’ont été déjà que trop significatifs, elle en a très-bien aperçu et suivi la direction, et je la crois en ce moment plus occupée que nous-mêmes de la petite dame bleue.
– Vieille ruse de guerre, mon cher Montcornet ! Que m’importe d’ailleurs ? Je suis comme l’empereur, quand je fais des conquêtes, je les garde.
– Martial, ta fatuité cherche des leçons. Comment ! péquin, tu as le bonheur d’être le mari désigné de madame de Vaudremont, d’une veuve de vingt-deux ans, affligée de quatre mille napoléons de rente, d’une femme qui te passe au doigt des diamants aussi beaux que celui-ci, ajouta-t-il en prenant la main gauche du maître des requêtes qui la lui abandonna complaisamment, et tu as encore la prétention de faire le Lovelace, comme si tu étais co- lonel, et obligé de soutenir la réputation militaire dans les garnisons ! fi ! Mais réfléchis donc à tout ce que tu peux perdre.
– Je ne perdrai pas du moins, ma liberté, répliqua Martial en riant forcément.
Il jeta un regard passionné à madame de Vaudremont qui n’y répondit que par un sourire plein d’inquiétude, car elle avait vu le colonel examinant la bague du maître des requêtes.
– Ecoute, Martial, reprit le colonel, si tu voltiges autour de ma jeune inconnue, j’entreprendrai la conquête de madame de Vaudremont.
– Permis à vous, cher cuirassier mais vous n’obtiendrez pas cela, dit le jeune maître des requêtes en mettant l’ongle poli de son pouce sous une de ses dents supérieures de laquelle il tira un petit bruit goguenard.
– Songe que je suis garçon, reprit le colonel, que mon épée est toute ma fortune et que me défier ainsi, c’est asseoir Tantale devant un festin qu’il dévorera.

En les voyant s’avancer
novembre 20, 2008

En les voyant s’avancer, Martial s’élança dans le groupe d’hommes qui occupait le poste de la cheminée, pour observer, à travers les têtes qui lui formaient comme un rempart, madame de Vaudremont avec l’attention jalouse que donne le premier feu de la passion : une voix secrète semblait lui dire que le succès dont il s’enorgueillissait serait peut-être précaire ; mais le sourire de politesse froide par lequel la comtesse remercia monsieur de Soulanges, et le geste qu’elle fit pour le congédier en s’asseyant auprès de madame de Gondreville, détendirent tous les muscles que la jalousie avait contractés sur sa figure. Cependant apercevant debout à deux pas du canapé sur lequel était madame de Vaudremont, Soulanges, qui parut ne plus comprendre le regard par lequel la jeune coquette lui avait dit qu’ils jouaient l’un et l’autre un rôle ridicule, le Provençal à la tête volcanique fronça de nouveau les noirs sourcils qui ombrageaient ses yeux bleus, caressa par maintien les boucles de ses cheveux bruns, et, sans trahir l’émotion qui lui faisait palpiter le cœur, il surveilla la contenance de la comtesse et celle de monsieur de Soulanges, tout en badinant avec ses voisins, il saisit alors la main du colonel qui venait renouveler connaissance avec lui, mais il l’écouta sans l’entendre, tant il était préoccupé. Soulanges jetait des regards tranquilles sur la quadruple rangée de femmes qui encadrait l’immense salon du sénateur, en admirant cette bordure de diamants, de rubis, de gerbes d’or et de têtes parées dont l’éclat faisait presque pâlir le feu des bougies, le cristal des lustres et les dorures. Le calme insouciant de son rival fit perdre contenance au maître des requêtes. Incapable de maîtriser la secrète impatience qui le transportait, Martial s’avança vers madame de Vaudremont pour la saluer.

En attendant, je vais voir Soulanges
novembre 20, 2008

En attendant, je vais voir Soulanges, il connaît peut-être cette dame qui m’a semblé s’intéresser à lui.
– Mon brave, vous avez perdu, dit Martial en riant. Mes yeux se sont rencontrés avec les siens, et je m’y connais. Cher colonel, vous ne m’en voudrez pas de danser avec elle après le refus que vous avez essuyé ?
– Non, non, rira bien qui rira le dernier. Au reste, Martial, je suis beau joueur et bon ennemi, je te préviens qu’elle aime les diamants.
A ce propos, les deux amis se séparèrent. Le général Montcornet se dirigea vers le salon de jeu, où il aperçut le comte de Soulanges assis à une table de bouillotte. Quoiqu’il n’existât entre les deux colonels que cette amitié banale établie par les périls de la guerre et les devoirs du service, le colonel des cuirassiers fut douloureusement affecté de voir le colonel d’artillerie, qu’il connaissait pour un homme sage, engagé dans une partie où il pouvait se ruiner. Les monceaux d’or et de billets étalés sur le fatal tapis attestaient la fureur du jeu. Un cercle d’hommes silencieux entourait les joueurs attablés. Quelques mots retentissaient bien parfois comme : Passe, jeu, tiens, mille louis, tenus ; mais il semblait, en regardant ces cinq personnages immobiles, qu’ils ne se parlassent que des yeux. Quand le colonel, effrayé de la pâleur de Soulanges, s’approcha de lui, le comte gagnait. L’ambassadeur autrichien, un banquier célèbre se levaient complétement décavés de sommes considérables. Soulanges devint encore plus sombre en recueillant une masse d’or et de billets, il ne compta même pas ; un amer dédain crispa ses lèvres, il semblait menacer la fortune au lieu de la remercier de ses faveurs.
– Courage, lui dit le colonel, courage, Soulanges ! Puis, croyant lui rendre un vrai service en l’arrachant au jeu :

Venez, ajouta-t-il, j’ai une bonne nouvelle
novembre 20, 2008

– Venez, ajouta-t-il, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre, mais à une condition.
– Laquelle ? demanda Soulanges.
– Celle de me répondre à ce que je vous demanderai.
Le comte de Soulanges se leva brusquement, mit son gain d’un air fort insouciant dans un mouchoir qu’il avait tourmenté d’une manière convulsive, et son visage était si farouche, qu’aucun joueur ne s’avisa de trouver mauvais qu’il fît Charlemagne. Les figures parurent même se dilater quand cette tête maussade et chagrine ne fut plus dans le cercle lumineux que décrit au-dessus d’une table un flambeau de bouillotte.
– Ces diables de militaires s’entendent comme des larrons en foire ! dit à voix basse un diplomate de la galerie en prenant la place du colonel.
Une seule figure blême et fatiguée se tourna vers le rentrant, et lui dit en lui lançant un regard qui brilla, mais s’éteignit comme le feu d’un diamant : – Qui dit militaire ne dit pas civil, monsieur le ministre.
– Mon cher, dit Montcornet à Soulanges en l’attirant dans un coin, ce matin l’empereur a parlé de vous avec éloge, et votre promotion au maréchalat n’est pas douteuse.
– Le patron n’aime pas l’artillerie.
– Oui, mais il adore la noblesse et vous êtes un ci-devant ! Le patron, reprit Montcornet, a dit que ceux qui s’étaient mariés à Paris pendant la campagne ne devaient pas être considérés comme en disgrâce.

Chez elle
novembre 20, 2008

Chez elle, comme chez les autres femmes de cette époque, la soudaineté des passions augmentait leur vivacité. Les âmes qui vivent beaucoup et vite ne souffrent pas moins que celles qui se consument dans une seule affection. La prédilection de la comtesse pour Martial était née de la veille, il est vrai ; mais le plus inepte des chirurgiens sait que la souffrance causée par l’amputation d’un membre vivant est plus douloureuse que ne l’est celle d’un membre malade. Il y avait de l’avenir dans le goût de madame de Vaudremont pour Martial, tandis que sa passion précédente était sans espérance, et empoisonnée par les remords de Soulanges. La vieille duchesse, qui épiait le moment opportun de parler à la comtesse, s’empressa de congédier son ambassadeur ; car, en présence de maîtresses et d’amants brouillés, tout intérêt pâlit, même chez une vieille femme. Pour engager la lutte, madame de Grandlieu lança sur madame de Vaudremont un regard sardonique qui fit craindre à la jeune coquette de voir son sort entre les mains de la douairière. Il est de ces regards de femme à femme qui sont comme des flambeaux amenés dans les dénouements de tragédie. Il faut avoir connu cette duchesse pour apprécier la terreur que le jeu de sa physionomie inspirait à la comtesse. Madame de Grandlieu était grande, ses traits faisaient dire d’elle : – Voilà une femme qui a dû être jolie ! Elle se couvrait les joues de tant de rouge que ses rides ne paraissaient presque plus ; mais loin de recevoir un éclat factice de ce carmin foncé, ses yeux n’en étaient que plus ternes. Elle portait une grande quantité de diamants, et s’habillait avec assez de goût pour ne pas prêter au ridicule. Son nez pointu annonçait l’épigramme. Un râtelier bien mis conservait à sa bouche une grimace d’ironie qui rappelait celle de Voltaire.

Martial
novembre 20, 2008

Martial fit alors jouer par maintien le beau diamant qui ornait sa main gauche, les feux jetés par la pierre semblèrent jeter une lueur subite dans l’âme de la jeune comtesse qui rougit et regarda le baron avec une expression indéfinissable.
– Aimez-vous la danse, demanda le Provençal, pour essayer de renouer la conversation.
– Oh ! beaucoup, monsieur.
A cette étrange réponse, leurs regards se rencontrèrent. Le jeune homme, surpris de l’accent pénétrant qui réveilla dans son cœur une vague espérance, avait subitement interrogé les yeux de la jeune femme.
– Eh bien, madame, n’est-ce pas une témérité de ma part que de me proposer pour être votre partner à la première contredanse ?
Une confusion naïve rougit les joues blanches de la comtesse.
– Mais, monsieur, j’ai déjà refusé un danseur, un militaire….
– Serait-ce grand colonel de cavalerie que vous voyez là-bas ?
– Précisément.
– Eh ! c’est mon ami, ne craignez rien. M’accordez-vous la faveur que j’ose espérer ?
– Oui, monsieur.