A une heure du matin
novembre 20, 2008

A une heure du matin, pendant l’hiver de 1829 à 1830, il se trouvait encore dans le salon de la vicomtesse de Grandlieu deux personnes étrangères à sa famille. Un jeune et joli homme sortit en entendant sonner la pendule. Quand le bruit de la voiture retentit dans la cour, la vicomtesse ne voyant plus que son frère et un ami de la famille qui achevaient leur piquet, s’avança vers sa fille qui, debout devant la cheminée du salon, semblait examiner un garde-vue en lithophanie, et qui écoutait le bruit du cabriolet de manière à justifier les craintes de sa mère.
– Camille, si vous continuez à tenir avec le jeune comte de Restaud la conduite que vous avez eue ce soir, vous m’obligerez à ne plus le recevoir. Ecoutez, mon enfant, si vous avez confiance en ma tendresse, laissez-moi vous guider dans la vie. A dix-sept ans l’on ne sait juger ni de l’avenir, ni du passé, ni de certaines considérations sociales. Je ne vous ferai qu’une seule observation. Monsieur de Restaud a une mère qui mangerait des millions, une femme mal née, une demoiselle Goriot qui jadis a fait beaucoup parler d’elle. Elle s’est si mal comportée avec son père qu’elle ne mérite certes pas d’avoir un si bon fils. Le jeune comte l’adore et la soutient avec une piété filiale digne des plus grands éloges ; il a surtout de son frère et de sa sœur un soin extrême. – Quelque admirable que soit cette conduite, ajouta la comtesse d’un air fin, tant que sa mère existera, toutes les familles trembleront de confier à ce petit Restaud l’avenir et la fortune d’une jeune fille.
– J’ai entendu quelques mots qui me donnent envie d’intervenir entre vous et mademoiselle de Grandlieu, s’écria l’ami de la famille.

Vous riez déjà
novembre 20, 2008

Vous riez déjà, reprit-il, en entendant un avoué vous parler d’un roman dans sa vie ! Mais j’ai eu vingt-cinq ans comme tout le monde, et à cet âge j’avais déjà vu d’étranges choses. Je dois commencer par vous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître. Il s’agit d’un usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’académie me permît de donner le nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l’abat-jour d’une vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux, et ne s’emportait jamais. Son âge était un problème : on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avant le temps, ou s’il avait ménagé sa jeunesse afin qu’elle lui servît toujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. En hiver les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d’une pendule. C’était en quelque sorte un homme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin de ne pas forcer sa voix.

Ses mains
novembre 18, 2008

Ses mains, aussi agiles que sa pensée, allaient de sa table à sa fleur comme celles d’un artiste sur les touches d’un piano. Ses doigts semblaient être fées, pour se servir d’une expression de Perrault, tant ils cachaient, sous la grâce du geste, les différentes forces de torsion, d’application, de pesanteur nécessaires à cette œuvre, en mesurant avec la lucidité de l’instinct chaque mouvement au résultat. Je ne me lassais pas de l’admirer montant une fleur dès que les éléments s’en trouvaient rassemblés devant elle, et cotonnant, perfectionnant une tige, y attachant les feuilles. Elle déployait le génie des peintres dans ses audacieuses entreprises, elle copiait des feuilles flétries, des feuilles jaunes ; elle luttait avec les fleurs des champs, de toutes les plus naïves, les plus compliquées dans leur simplicité. – « Cet art, me disait-elle, est dans l’enfance. Si les Parisiennes avaient un peu du génie que l’esclavage du harem exige chez les femmes de l’Orient, elles donneraient tout un langage aux fleurs posées sur leur tête. J’ai fait, pour ma satisfaction d’ar- tiste, des fleurs fanées avec les feuilles couleur bronze florentin comme il s’en trouve après ou avant l’hiver… Cette couronne, sur une tête de jeune femme dont la vie est manquée, ou qu’un chagrin secret dévore, manquerait-elle de poésie ? Combien de choses une femme ne pourrait-elle pas dire avec sa coiffure ? N’y a-t-il pas des fleurs pour les bacchantes ivres, des fleurs pour les sombres et rigides dévotes, des fleurs soucieuses pour les femmes ennuyées ? La botanique exprime, je crois, toutes les sensations et les pensées de l’âme, même les plus délicates ! » Elle m’employait à frapper ses feuilles, à des découpages, à des préparations de fil de fer pour les tiges.

Songe, mon enfant
novembre 17, 2008

Songe, mon enfant, que pour ces poèmes il n’est qu’un temps, la jeunesse. Dans quelques années, vient l’hiver, le froid. Ah ! si tu possédais ces vivantes richesses du cœur et que tu fusses menacée de les perdre….
Madame du Tillet effrayée s’était voilé la figure avec ses mains en entendant cette horrible antienne.
– Je n’ai pas eu la pensée de te faire le moindre reproche, ma bien-aimée, dit-elle enfin en voyant le visage de sa sœur baigné de larmes chaudes. Tu viens de jeter dans mon âme, en un moment, plus de brandons que n’en ont éteint mes larmes. Oui, la vie que je mène légitimerait dans mon cœur un amour comme celui que tu viens de me peindre. Laisse-moi croire que si nous nous étions vues plus souvent nous ne serions pas où nous en sommes. Si tu avais su mes souffrance, tu aurais apprécié ton bonheur, tu l’aurais peut-être enhardie à la résistance et je serais heureuse. Ton malheur est un accident auquel un hasard obviera, tandis que mon malheur est de tous les moments. Pour mon mari, je suis le portemanteau de son luxe, l’enseigne de ses ambitions, une de ses vaniteuses satisfactions. Il n’a pour moi ni affection vraie ni confiance. Ferdinand est sec et poli comme ce marbre, dit-elle en frappant le manteau de la cheminée. Il se défie de moi. Tout ce que je demanderais pour moi-même est refusé d’avance ; mais quant à ce qui le flatte et annonce sa fortune, je n’ai pas même à désirer : il décore mes appartements, il dépense des sommes exorbitantes pour ma table. Mes gens, mes loges au théâtre, tout ce qui est extérieur est du dernier goût.

Le comte de Vandenesse
novembre 17, 2008

Le comte de Vandenesse se reconnut dans Marie-Angélique de Granville. En prenant pour femme une jeune fille naïve, innocente et pure, il avait résolu d’avance, en jeune vieillard qu’il était, de mêler le sentiment paternel au sentiment conjugal. Il se sentait le cœur desséché par le monde, par la politique, et savait qu’en échange d’une vie adolescente, il allait donner les restes d’une vie usée. Auprès des fleurs du printemps, ii mettrait les glaces de l’hiver, l’expérience chenue auprès de la pimpante, de l’insouciante imprudence. Après avoir ainsi jugé sainement sa position, il se cantonna dans ses quartiers conjugaux avec d’amples provisions. L’indulgence et la confiance furent les deux ancres sur lesquelles il s’amarra. Les mères de famille devraient rechercher de pareils hommes pour leurs filles : l’Esprit est protecteur comme la Divinité, le Désenchantement est perspicace comme un chirurgien, l’Expérience est prévoyante comme une mère. Ces trois sentiments sont les vertus théologales du mariage.
Les recherches, les délices que ses habitudes d’homme à bonnes fortunes et d’homme élégant avaient apprises à Félix de Vandenesse, les enseignements de la haute politique, les observations de sa vie tour à tour occupée, pensive, littéraire, toutes ses forces furent employées à rendre sa femme heureuse, et il y appliqua son esprit. Au sortir du purgatoire maternel, Marie-Angélique monta tout à coup au paradis conjugal que lui avait élevé Félix, rue du Rocher, dans un hôtel où les moindres choses avaient un parfum d’aristocratie, mais où le vernis de la bonne compagnie ne gênait pas cet harmonieux laissez-aller que souhaitent les cœurs aimants et jeunes. Marie-Angélique savoura d’abord les jouissances de la vie matérielle dans leur entier son mari se fit pendant deux ans son intendant.

Les aventures connues
novembre 17, 2008

Les aventures connues donnaient matière à des discussions, et ces discussions étaient, comme toujours, soutenues par des femmes irréprochables. Un fait digne de remarque est l’éloignement que manifestent pour ces sortes de conversations les femmes qui jouissent d’un bonheur illégal, elles gardent dans le monde une contenance prude, réservée et presque timide, elles ont l’air de demander le silence à chacun, ou pardon de leur plaisir à tout le monde. Quand au contraire une femme se plaît à entendre parler de catastrophes, se laisse expliquer les voluptés qui justifient les coupables, croyez qu’elle est dans le carrefour de l’indécision, et ne sait quel chemin prendre. Pendant cet hiver, la comtesse de Vandenesse entendit mugir à ses oreilles la grande voix du monde, le vent des orages siffla autour d’elle. Ses prétendues amies, qui dominaient leur réputation de toute la hauteur de leurs noms et de leurs positions, lui dessinèrent à plusieurs reprises la séduisante figure de l’amant, et lui jetèrent dans l’âme des paroles ardentes sur l’amour, le mot de l’énigme que la vie offre aux femmes, la grande passion, suivant madame de Staël qui prêcha d’exemple. Quand la comtesse demandait naïvement en petit comité quelle différence il y avait entre un amant et un mari, jamais une des femmes qui souhaitaient quelque malheur à Vandenesse ne faillait à lui répondre de manière à piquer sa curiosité, à solliciter son imagination, à frapper son cœur, à intéresser son âme.
– On vivotte avec son mari, ma chère, on ne vit qu’avec son amant, lui disait sa belle-sœur, la marquise de Vandenesse.
– Le mariage, mon enfant, est notre purgatoire ; l’amour est le paradis, disait lady Dudley.
– Ne la croyez pas, s’écriait la duchesse de Grandlieu, c’est l’enfer.

Les plus grandes prétentions
novembre 17, 2008

Les plus grandes prétentions y étaient en sûreté. Pendant l’hiver, où la société s’était ralliée, quelques salons, au nombre desquels étaient ceux de mesdames d’Espard et de Listomère, de mademoiselle des Touches et de la duchesse de Grandlieu, avaient recruté parmi les célébrités nouvelles de l’art, de la science, de la littérature et de la politique. La société ne perd jamais ses droits, elle veut toujours être amusée. A un concert donné par la comtesse vers la fin de l’hiver, apparut chez elle une des illustrations contemporaines de la littérature et de la politique, Raoul Nathan, présenté par un des écrivains les plus spirituels mais les plus paresseux de l’époque, Emile Blondet, autre homme célèbre, mais à huis-clos ; vanté par les journalistes, mais inconnu au delà des barrières : Blondet le savait ; d’ailleurs, il ne se faisait aucune illusion, et entre autres paroles de mépris, il a dit que la gloire est un poison bon à prendre petites choses. Depuis le moment où il s’était fait jour après avoir long-temps lutté, Raoul Nathan avait profité du subit engouement que manifestèrent pour la forme ces élégants sectaires du moyen âge, si plaisamment nommés Jeune-France. Il s’était donné les singularités d’un homme de génie en s’enrôlant parmi ces adorateurs de l’art dont les intentions furent d’ailleurs excellentes ; car rien de plus ridicule que le costume des Français au dix-neuvième siècle, il y avait du courage à le renouveler.
Raoul, rendons-lui cette justice, offre dans sa personne je ne sais quoi de grand, de fantasque et d’extraordinaire qui veut un cadre. Ses ennemis ou ses amis, les uns valent les autres, conviennent que rien au monde ne concorde mieux avec son esprit que sa forme.

Cette réponse fut faite
novembre 17, 2008

Cette réponse fut faite d’un air si naturel que le comte ne soupçonna rien.
Le lendemain à quatre heures, chez madame d’Espard, Marie et Raoul eurent une longue conversation à voix basse. La comtesse exprima des craintes que Raoul dissipa, trop heureux d’abattre sous des épigrammes la grandeur conjugale de Félix. Nathan avait une revanche à prendre. Il peignit le comte comme un petit esprit, comme un homme arriéré, qui voulait juger la Révolution de Juillet avec la mesure de la Restauration, qui se refusait à voir le triomphe de la classe moyenne, la nouvelle force des sociétés, temporaire ou durable, mais réelle. Il n’y avait plus de grands seigneurs possibles, le règne des véritables supériorités arrivait. Au lieu d’étudier les avis indirects et impartiaux d’un homme politique interrogé sans passion, Raoul parada, monta sur des échasses, et se drapa dans la pourpre de son succès. Quelle est la femme qui ne croit pas plus à son amant qu’à son mari ?
Madame de Vandenesse rassurée commença donc cette vie d’irritations réprimées, de petites jouissances dérobées, de serrements de main clandestins, sa nourriture de l’hiver dernier, mais qui finit par entraîner une femme au delà des bornes quand l’homme qu’elle aime a quelque résolution et s’impatiente des entraves. Heureusement pour elle, Raoul modéré par Florine n’était pas dangereux. D’ailleurs
il fut saisi par des intérêts qui ne lui permirent pas de profiter de son bonheur. Néanmoins un malheur soudain arrivé à Nathan, des obstacles renouvelés, une impatience pouvaient précipiter la comtesse dans un abîme. Raoul entrevoyait ces dispositions chez Marie, quand vers la fin de décembre du Tillet voulut être payé.

Il tenta de revoir la comtesse
novembre 17, 2008

Il tenta de revoir la comtesse pour lui expliquer la nature de son amour, qui brillait dans son cœur plus vivement que jamais. Mais la première fois que, dans le monde, la comtesse vit Raoul, elle lui jeta ce regard fixe et méprisant qui met un abîme infranchissable entre une femme et un homme. Malgré son assurance, Nathan n’osa jamais, durant le reste de l’hiver, ni parler à la comtesse, ni l’aborder.
Cependant il s’ouvrit à Blondet : il voulut, à propos de madame de Vandenesse, lui parler de Laure et de Béatrix. Il fit la paraphrase de ce beau passage dû à la plume de Théophile Gautier, un des plus remarquables poètes de ce temps :
« Idéal, fleur bleue à cœur d’or, dont les racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongent au fond de notre âme pour en boire la plus pure substance ; fleur douce et amère ! on ne peut t’arracher sans faire saigner le cœur, sans que de ta tige brisée suintent des gouttes rouges ! Ah ! fleur maudite, comme elle a poussé dans mon âme ! »
– Tu radotes, mon cher, lui dit Blondet, je t’accorde qu’il y avait une jolie fleur, mais elle n’était point idéale, et au lieu de chanter comme un aveugle devant une niche vide, tu devrais songer à te laver les mains pour faire ta soumission au pouvoir et te ranger. Tu es un trop grand artiste pour être un homme politique, tu as été joué par des gens qui ne te valaient pas. Pense à te faire jouer encore, mais ailleurs.
– Marie ne saurait m’empêcher de l’aimer, dit Nathan.

J’en ferai ma Béatrix
novembre 17, 2008

J’en ferai ma Béatrix.
– Mon cher, Béatrix était une petite fille de douze ans que Dante n’a plus revue ; sans cela aurait-elle été Béatrix ? Pour se faire d’une femme une divinité, nous ne devons pas la voir avec un mantelet aujourd’hui, demain avec une robe décolletée, après demain sur le boulevard, marchandant des joujoux pour son petit dernier. Quand on a Florine, qui tour à tour est duchesse de vaudeville, bourgeoise de drame, négresse, marquise, colonel, paysanne en Suisse, vierge du Soleil au Pérou, sa seule manière d’être vierge, je ne sais pas comment on s’aventure avec les femmes du monde.
Du Tillet, en terme de Bourse, exécuta Nathan, qui, faute d’argent, abandonna sa part dans le journal. L’homme célèbre n’eut pas plus de cinq voix dans le collége où le banquier fut élu.
Quand, après un long et heureux voyage en Italie, la comtesse de Vandenesse revint à Paris, l’hiver suivant, Nathan avait justifié toutes les prévisions de Félix : d’après les conseils de Blondet, il parlementait avec le pouvoir. Quant aux affaires personnelles de cet écrivain, elles étaient dans un tel désordre qu’un jour, aux Champ-Elysées, la comtesse Marie vit son ancien adorateur à pied, dans le plus triste équipage, donnant le bras à Florine. Un homme indifférent est déjà passablement laid aux yeux d’une femme ; mais quand elle ne l’aime plus, il paraît horrible, surtout lorsqu’il ressemble à Nathan. Madame de Vandenesse eut un mouvement de honte en songeant qu’elle s’était intéressée à Raoul. Si elle n’eût pas été guérie de toute passion extra-conjugale, le contraste que présentait alors le comte, comparé à cet homme déjà moins digne de la faveur publique, eût suffi pour lui faire préférer son mari à un ange.