Aussi n’ai-je pu te considérer
novembre 22, 2008

Aussi n’ai-je pu te considérer que comme une passion malheureuse. Hé ! bien, foi d’homme, dans les circonstances actuelles tu joues le beau rôle, et tu n’as rien perdu de ton crédit auprès de moi, comme tu pourrais le croire. Si j’admire les grands fourbes, j’estime et j’aime les gens trompés. A propos de ce médecin qui a si mal fini, conduit à l’échafaud par son amour pour une maîtresse, je t’ai raconté l’histoire bien autrement belle de ce pauvre avocat qui vit, dans je ne sais quel bagne, marqué pour un faux, et qui voulait donner à sa femme, une femme adorée aussi ! trente mille livres de rentes ; mais que sa femme a dénoncé pour se débarrasser de lui et vivre avec un monsieur. Tu t’es récrié, toi et quelques niais qui soupaient avec nous. Eh ! bien, mon cher, tu es l’avocat, moins le bagne. Tes amis ne te font pas grâce de la considération qui, dans notre société, vaut un jugement de cour d’assises. La sœur des deux Vandenesse, la marquise de Listomère et toute sa coterie où s’est enrégimenté le petit Rastignac,- un drôle qui commence à percer ; madame d’Aiglemont et son salon où règne Charles de Vandenesse, les Lenoncourt, la comtesse Féraud, madame d’Espard, les Nucingen, l’ambassade d’Espagne, enfin tout un monde soufflé fort habilement te couvre d’accusations boueuses. Tu es un mauvais sujet, un joueur, un débauché qui as mangé stupidement ta fortune. Après avoir payé tes dettes plusieurs fois, ta femme, un ange de vertu ! vient d’acquitter cent mille francs de lettres de change, quoique séparée de biens. Heureusement tu t’es rendu justice en disparaissant. Si tu avais continué, tu l’aurais mise sur la paille, elle eût été victime de son dévouement conjugal. Quand un homme arrive au pouvoir, il a toutes les vertus d’une épitaphe ; qu’il tombe dans la misère, il a plus de vices que n’en avait l’enfant prodigue : tu ne saurais imaginer combien le monde te prête de péchés à la Don Juan.

Vous ne serez jamais rien
novembre 20, 2008

Vous ne serez jamais rien, que le plus heureux et le meilleur des hommes.
– Je vous ai laissé rue du Helder, chez une comtesse, s’écria l’oncle en relevant sa tête légèrement assoupie. Qu’en avez-vous fait ?
– Quelques jours après la conversation que j’avais eue avec le vieux Hollandais, je passai ma thèse, reprit Derville. Je fus reçu licencié en Droit, et puis avocat. La confiance que le vieil avare avait en moi s’accrut beaucoup. Il me consultait gratuitement sur les affaires épineuses dans lesquelles il s’embarquait d’après des données sûres, et qui eussent semblé mauvaises à tous les praticiens. Cet homme, sur lequel personne n’aurait pu prendre le moindre empire, écoutait mes conseils avec une sorte de respect. Il est vrai qu’il s’en trouvait toujours très-bien. Enfin, le jour où je fus nommé maître-clerc de l’étude où je travaillais depuis trois ans, je quittai la maison de la rue des Grès, et j’allai demeurer chez mon patron, qui me donna la table, le logement et cent cinquante francs par mois. Ce fut un beau jour ! Quand je fis mes adieux à l’usurier, il ne me témoigna ni amitié ni déplaisir, il ne m’engagea pas à le venir voir ; il me jeta seulement un de ces regards qui, chez lui, semblaient en quelque sorte trahir le don de seconde vue. Au bout de huit jours, je reçus la visite de mon ancien voisin, il m’apportait une affaire assez difficile, une expropriation ; il continua ses consultations gratuites avec autant de liberté que s’il me payait. A la fin de la seconde année, de 1818 à 1819, mon patron, homme de plaisir et fort dépensier, se trouva dans une gêne considérable, et fut obligé de vendre sa charge.

Les communications étaient sévèrement gardées
novembre 17, 2008

Les communications étaient sévèrement gardées entre ces pauvres enfants. D’ailleurs, quand le comte faisait sortir ses fils du collége, il se gardait bien de les tenir au logis. Ces deux garçons y venaient déjeuner avec leur mère et leurs sœurs ; puis le magistrat les amusait par quelque partie au dehors : le restaurateur, les théâtres les musées, la campagne dans la saison, défrayaient leurs plaisirs. Excepté les jours solennels dans la vie de famille, comme la fête de la comtesse ou celle du père, les premiers jours de l’an, ceux de distribution des prix où les deux garçons demeuraient au logis paternel et y couchaient, fort gênés, n’osant pas embrasser leurs sœurs surveillées par la comtesse qui ne les laissait pas un instant ensemble, les deux pauvres filles virent si rarement leurs frères qu’il ne put y avoir aucun lien entre eux. Ces jours-là, les interrogations : – Où est Angélique ? – Que fait Eugénie ? – Où sont mes enfants ? s’entendaient à tout propos. Lorsqu’il était question de ses deux fils, la comtesse levait au ciel ses yeux froids et macérés comme pour demander pardon à Dieu de ne pas les avoir arrachés à l’impiété. Ses exclamations, ses réticences à leur égard, équivalaient aux plus lamentables versets de Jérémie et trompaient les deux sœurs qui croyaient leurs frères pervertis et à jamais perdus. Quand ses fils eurent dix-huit ans, le comte leur donna deux chambres dans son appartement, et leur fit faire leur droit en les plaçant sous la surveillance d’un avocat, son secrétaire, chargé de les initier aux secrets de leur avenir. Les deux Marie ne connurent donc la fraternité qu’abstraitement. A l’époque des mariages de leurs sœurs, l’un Avocat-Général à une cour éloignée, l’autre à son début en province, furent retenus chaque fois par un grave procès.

L’œuvre faite
novembre 17, 2008

L’œuvre faite sans cette ressource est la dernière expression du génie, comme le cloître est le plus grand effort du chrétien.
En rentrant chez lui, Raoul trouva deux mots de Florine apportés par la femme de chambre, un sommeil invincible ne lui permit pas de les lire ; il se coucha dans les fraîches délices du suave amour qui manquait à sa vie. Quelques heures après, il lut dans cette lettre d’importantes nouvelles que ni Rastignac ni de Marsay n’avaient laissé transpirer. Une indiscrétion avait appris à l’actrice la dissolution de la chambre après la session. Raoul vint chez Florine aussitôt et envoya querir Blondet. Dans le boudoir de la comédienne, Emile et Raoul analysèrent, les pieds sur les chenets, la situation politique de la France en 1834. De quel côté se trouvaient les meilleures chances de fortune ? Ils passèrent en revue les républicains purs, républicains à présidence, républicains sans république, constitutionnels sans dynastie, constitutionnels dynastiques, ministériels conservateurs, ministériels absolutistes ; puis la droite à concessions, la droite aristocratique, la droite légitimiste, henriquinquiste, et la droite carliste. Quant au parti de la Résistance et à celui du Mouvement, il n’y avait pas à hésiter : autant aurait valu discuter la vie ou la mort.
A cette époque, une foule de journaux créés pour chaque nuance accusaient l’effroyable pêle-mêle politique appelé gâchis par un soldat. Blondet, l’esprit le plus judicieux de l’époque, mais judicieux pour autrui, jamais pour lui semblable à ces avocats qui font mal leurs propres affaires, était sublime dans ces discussions privées. Il conseilla donc à Nathan de ne pas apostasier brusquement.

Florine connaissait l’oncle
novembre 17, 2008

Florine connaissait l’oncle de Raoul. Ce mot symbolisait l’usure, comme dans la langue populaire ma tante signifie le prêt sur gage.
– Ne t’inquiète pas, mon petit bijou, dit Blondet à Florine en lui tapotant ses épaules, je lui procurerai l’assistance de Massol, un avocat qui veut être garde des sceaux, de du Tillet qui veut être député, de Finot qui se trouve encore derrière un petit journal, de Plantin qui veut être maître des requêtes et qui trempe dans une Revue. Oui, je le sauverai de lui-même : nous convoquerons ici Etienne Lousteau qui fera le feuilleton, Claude Vignon qui fera la haute critique ; Félicien Vernou sera la femme de ménage du journal, l’avocat travaillera, du Tillet s’occupera de la Bourse et de l’Industrie, et nous verrons où toutes ces volontés et ces esclaves réunis arriveront.
– A l’hôpital ou au ministère, où vont les gens ruinées de corps ou d’esprit, dit Raoul.
– Quand les traitez-vous ?
– Ici, dit Raoul, dans cinq jours.
– Tu me diras la somme qu’il faudra, demanda simplement Florine.
– Mais l’avocat, mais du Tillet et Raoul ne peuvent pas s’embarquer sans chacun une centaine de mille francs, dit Blondet. Le journal ira bien ainsi pendant dix-huit mois, le temps de s’élever ou de tomber à Paris.

A vos poches
novembre 17, 2008

A vos poches ! une souscription !
En entendant ces mots, l’assemblée fut sur pied. Toutes les poches vidées produisirent trente-sept francs, que Raoul apporta railleusement à la rieuse. L’heureuse courtisane souleva sa tête de dessus son oreiller, et montra sur le drap une masse de billets de banque, épaisse comme au temps où les oreillers des courtisanes pouvaient en rapporter autant, bon an mal an. Raoul appela Blondet.
– J’ai compris, dit Blondet. La friponne s’est exécutée sans nous le dire. Bien, mon petit ange !
Ce trait fit porter l’actrice en triomphe et en déshabillé dans la salle à manger par les quelques amis qui restaient. L’avocat et les banquiers étaient partis. Le soir, Florine eut un succès étourdissant au théâtre. Le bruit de son sacrifice avait circulé dans la salle.
– J’aimerais mieux être applaudie pour mon talent, lui dit sa rivale au foyer.
– C’est un désir bien naturel chez une artiste qui n’est encore applaudie que pour ses bontés, lui répondit-elle.
Pendant la soirée, la femme de chambre de Florine l’avait installée au passage Sandrié dans l’appartement de Raoul. Le journaliste devait camper dans la maison où les bureaux du journal furent établis.
Telle était la rivale de la candide madame de Vandenesse. La fantaisie de Raoul unissait comme par un anneau la comédienne à la comtesse ; horrible nœud qu’une duchesse trancha, sous Louis XV, en faisant empoisonner la Lecouvreur, vengeance très-concevable quand ou songe à la grandeur de l’offense.

Ainsi va le monde littéraire
novembre 17, 2008

Ainsi va le monde littéraire. On n’y aime que ses inférieurs. Chacun est l’ennemi de quiconque tend à s’élever. Cette envie générale décuple les chances des gens médiocres, qui n’excitent ni l’envie ni le soupçon, font leur chemin à la manière des taupes, et, quelque sots qu’ils soient, se trouvent casés au Moniteur dans trois ou quatre places au moment où les gens de talent se battent encore à la porte pour s’empêcher d’entrer. La sourde inimitié de ces prétendus amis, que Florine aurait dépistée avec la science innée des courtisanes pour deviner le vrai entre mille hypothèses, n’était pas le plus grand danger de Raoul. Ses deux associés, Massol l’avocat et du Tillet le banquier, avaient médité d’atteler son ardeur au char dans lequel ils se prélassaient, de l’évincer dès qu’il serait hors d’état de nourrir le journal, ou de le priver de ce grand pouvoir au moment où ils voudraient en user. Pour eux, Nathan représentait une certaine somme à dévorer, une force littéraire de la puissance de dix plumes à employer. Massol, un de ces avocats qui prennent la faculté de parler indéfiniment pour de l’éloquence, qui possèdent le secret d’ennuyer en disant tout, la peste des assemblées où ils rapetissent toute chose, et qui veulent devenir des personnages à tout prix, ne tenait plus à être garde des sceaux ; il en avait vu passer cinq à six en quatre ans, il s’était dégoûté de la simarre. Comme monnaie du portefeuille, il voulut une chaire dans l’Instruction Publique, une place au conseil d’état, le tout assaisonné de la croix de la Légion-d’Honneur. Du Tillet et le baron de Nucingen lui avaient garanti la croix et sa nomination de maître des requêtes s’il entrait dans leurs vues ; il les trouva plus en position de réaliser leurs promesses que Nathan, et il leur obéissait aveuglément.

Pour mieux abuser
novembre 17, 2008

Pour mieux abuser Raoul, ces gens-là lui laissaient exercer le pouvoir sans contrôle. Du Tillet n’usait du journal que dans ses intérêts d’agiotage, auxquels Raoul n’entendait
rien ; mais il avait déjà fait savoir par le baron de Nucingen à Rastignac que la feuille serait tacitement complaisante au pouvoir, sous la seule condition d’appuyer sa candidature en remplacement de monsieur de Nucingen, futur pair de France, et qui avait été élu dans une espèce de bourg-pourri, un collége à peu d’électeurs, où le journal fut envoyé gratis à profusion. Ainsi Raoul était joué par le banquier et par l’avocat, qui le voyaient avec un plaisir infini trônant au journal, y profitant de tous les avantages, percevant tous les fruits d’amour-propre ou autres. Nathan, enchanté d’eux, les trouvait, comme lors de sa demande de fonds équestres, les meilleurs enfants du monde, il croyait les jouer. Jamais les hommes d’imagination, pour lesquels l’espérance est le fond de la vie, ne veulent se dire qu’en affaires le moment le plus périlleux est celui où tout va selon leurs souhaits. Ce fut un moment de triomphe dont profita d’ailleurs Nathan, qui se produisit alors dans le monde politique et financier ; Du Tillet le présenta chez Nucingen. Madame de Nucingen accueillit Raoul à merveille, moins pour lui que pour madame de Vandenesse, mais quand elle lui toucha quelques mots de la comtesse, il crut faire merveille en faisant de Florine un paravent ; il s’étendit avec une fatuité généreuse sur ses relations avec l’actrice, impossibles à rompre. Quitte-t-on un bonheur certain pour les coquetteries du faubourg Saint-Germain ? Nathan, joué par Nucingen et Rastignac, par du Tillet et Blondet, prêta son appui fastueusement aux doctrinaires pour la formation d’un de leurs cabinets éphémères.