Monsieur de Manerville le père
Sans manquer de ce courage physique
Sans manquer de ce courage physique qui semble être dans l’air de la Gascogne, Paul n’osa lutter contre son père, et perdit cette faculté de résistance qui engendre le courage moral. Ses sentiments comprimés allèrent au fond de son cœur, où il les garda longtemps sans les exprimer ; puis plus tard, quand il les sentit en désaccord avec les maximes du monde, il put bien penser et mal agir. Il se serait battu pour un mot, et tremblait à l’idée de renvoyer un domestique ; car sa timidité s’exerçait dans les combats qui demandent une volonté constante. Capable de grandes choses pour fuir la persécution, il ne l’aurait ni prévenue par une opposition systématique, ni affrontée par un déploiement continu de ses forces. Lâche en pensée, hardi en actions, il conserva longtemps cette candeur secrète qui rend l’homme la victime et la dupe volontaire de choses contre lesquelles certaines âmes hésitent à s’insurger, aimant mieux les souffrir que de s’en plaindre. Il était emprisonné dans le vieil hôtel de son père, car il n’avait pas assez d’argent pour frayer avec les jeunes gens de la ville, il enviait leurs plaisirs sans pouvoir les partager. Le vieux gentilhomme le menait chaque soir dans une vieille voiture, traînée par de vieux chevaux mal attelés, accompagné de ses vieux laquais mal habillés, dans une société royaliste, composée des débris de la noblesse parlementaire et de la noblesse d’épée. Réunies depuis la révolution pour résister à l’influence impériale, ces deux noblesses s’étaient transformées en une aristocratie territoriale. Ecrasé par les hautes et mouvantes fortunes des villes maritimes, ce faubourg Saint-Germain de Bordeaux répondait par son dédain au faste qu’étalaient alors le commerce, les administrations et les militaires.
Trop jeune pour comprendre
Après avoir connu le monde
Après avoir connu le monde, après s’être dégrisé de beaucoup d’illusions, après avoir dissipé les capitaux liquides que son père avait amassés, il vint un moment où, pour continuer son train de vie, Paul dut prendre les revenus territoriaux que son notaire lui avait accumulés. En ce moment critique, saisi par une de ces idées prétendues-sages, il voulut quitter Paris, revenir à Bordeaux, diriger ses affaires, mener une vie de gentilhomme à Lanstrac, améliorer ses terres, se marier, et arriver un jour à la députation. Paul était comte, la noblesse redevenait une valeur matrimoniale, il pouvait et devait faire un bon mariage. Si beaucoup de femmes désirent épouser un titre, beaucoup plus encore veulent un homme à qui l’entente de la vie soit familière. Or, Paul avait acquis pour une somme de sept cent mille francs, mangée en six ans, cette charge, qui ne se vend pas et qui vaut mieux qu’une charge d’agent de change ; qui exige aussi de longues études, un stage, des examens, des connaissances, des amis, des ennemis, une certaine élégance de taille, certaines manières, un nom facile et gracieux à prononcer ; une charge qui d’ailleurs rapporte des bonnes fortunes, des duels, des paris perdus aux courses, des déceptions, des ennuis, des travaux, et force plaisirs indigestes. Il était enfin un homme élégant. Malgré ses folles dépenses, il n’avait pu devenir un homme à la mode. Dans la burlesque armée des gens du monde, l’homme à la mode représente le maréchal de France, l’homme élégant équivaut à un lieutenant-général. Paul jouissait de sa petite réputation d’élégance et savait la soutenir. Ses gens avaient une excellente tenue, ses équipages étaient cités, ses soupers avaient quelque succès, enfin sa garçonnière était comptée parmi les sept ou huit dont le faste égalait celui des meilleures maisons de Paris.
Mais il n’avait fait le malheur d’aucune femme
Si tu pouvais être heureux
Si tu pouvais être heureux et ridicule, la chose devrait être prise en considération ; mais tu ne seras pas heureux. Tu n’as pas le poignet assez fort pour gouverner un ménage. Je te rends justice : tu es un parfait cavalier ; personne mieux que toi ne sait rendre et ramasser les guides, faire piaffer un cheval, et rester vissé sur ta selle. Mais, mon cher, le mariage est une autre allure. Je te vois d’ici, mené grand train par madame la comtesse de Manerville, allant contre ton gré plus souvent au galop qu’au trot, et bientôt désarçonné ! oh ! mais désarçonné de manière à demeurer dans le fossé, les jambes cassées. Ecoute ? Il te reste quarante et quelques mille livres de rente en propriétés dans le département de la Gironde, bien. Emmène tes chevaux et tes gens, meuble ton hôtel à Bordeaux, tu seras le roi de Bordeaux, tu y promulgueras les arrêts que nous porterons à Paris, tu seras le correspondant de nos stupidités, très-bien. Fais des folies en province, fais-y même des sottises, encore mieux ! peut-être gagneras-tu de la célébrité. Mais.. ne te marie pas. Qui se marie aujourd’hui ? des commerçants dans l’intérêt de leur capital ou pour être deux à tirer la charrue, des paysans qui veulent en produisant beaucoup d’enfants se faire des ouvriers, des agents de change ou des notaires obligés de payer leurs charges, de malheureux rois qui continuent de malheureuses dynasties. Nous seuls sommes exempts du bât, et tu vas t’en harnacher ? Enfin pourquoi te maries-tu ? tu dois compte de tes raisons à ton meilleur ami ? D’abord, quand tu épouserais une héritière aussi riche que toi, quatre-vingt mille livres de rente pour deux, ne sont pas la même chose que quarante mille livres de rente pour un, parce qu’on se trouve bientôt trois, et quatre s’il nous arrive un enfant.
Aurais-tu par hasard de l’amour
Aurais-tu par hasard de l’amour pour cette sotte race des Manerville qui ne te donnera que des chagrins ? tu ignores donc le métier de père et mère ? Le mariage, mon gros Paul, est la plus sotte des immolations sociales ; nos enfants seuls en profitent et n’en connaissent le prix qu’au moment où leurs chevaux paissent les fleurs nées sur nos tombes. Regrettes-tu ton père, ce tyran qui t’a désolé ta jeunesse ? Comment t’y prendras-tu pour te faire aimer de tes enfants ? Tes prévoyances pour leur éducation, tes soins de leur bonheur, tes sévérités nécessaires les désaffectionneront. Les enfants aiment un père prodigue ou faible qu’ils mépriseront plus tard. Tu seras donc entre la crainte et le mépris. N’est pas bon père de famille qui veut ! Tourne les yeux sur nos amis, et dis-moi ceux de qui tu voudrais pour fils ? nous en avons connu qui déshonoraient leur nom. Les enfants, mon cher, sont des marchandises très-difficiles à soigner. Les tiens seront des anges, soit ! As-tu jamais sondé l’abîme qui sépare la vie du garçon de la vie de l’homme marié ? Ecoute ? Garçon, tu peux te dire : – » Je n’aurai que telle somme de ridicule, le public ne pensera de moi que ce que je lui permettrai de penser. » Marié, tu tombes dans l’infini du ridicule ! Garçon, tu te fais ton bonheur, tu en prends aujourd’hui, tu t’en passes demain ; marié, tu le prends comme il est, et, le jour où tu en veux, tu t’en passes. Marié, tu deviens ganache, tu calcules des dots, tu parles de morale publique et religieuse, tu trouves les jeunes gens immoraux, dangereux ; enfin tu deviendras un académicien social. Tu me fais pitié. Le vieux garçon dont l’héritage est attendu, qui se défend à son dernier soupir contre une vieille garde à laquelle il demande vainement à boire, est un béat en comparaison de l’homme marié.